Dominique Richert, soldat alsacien, a déserté l'armée allemande le 23 juillet 1918. Fait prisonnier par les Français, il est d'abord envoyé dans un camp avant d'être transféré avec d'autres Alsaciens et Mosellans dans une ferme près de Saint-Etienne où il passe les derniers mois de la guerre. Il raconte dans ses carnets rédigés après-guerre l'armistice et les semaines qui l'ont suivi.
Dominique Richert en compagnie d'Annette Stahl après-guerre
- Début novembre, on apprit que la paix était imminente. Le 10 novembre, on entendit dire qu'il n'y avait plus que deux ou trois jours jusqu'à l'armistice. Le 11 novembre, on travaillait dans la forêt lorsqu'on entendit un bruit de trompette dans la petite ville de La Fugus qui s'étendait en contrebas. De Saint-Etienne nous parvenait le bruit de salves de canon. Les cloches sonnaient ici et là et on entendait claquer des coups de fusil. Des cris montaient de La Fugus : on ne pouvait distinguer s'il s'agissait de rires ou de pleurs. On se dit : « C'est la paix ! » Les larmes nous vinrent aux yeux. On s'imaginait qu'on allait partir dans les prochains jours. On se rassembla pour crier trois « Vive la France ! » dont l'écho retentit jusque dans les montagnes.
On décida qu'on ne travaillerait plus de la journée et on prit le chemin de la ferme. Nous étions tous heureux que les Français aient gagné la guerre, parce que, si ça avait été les Allemands, l'Alsace serait restée allemande et nous, en tant que déserteurs, n'aurions plus jamais pu rentrer à la maison. Lorsqu'on arrive à la ferme, le gérant et sa femme nous embrassèrent chacun deux fois en nous disant que nous étions à présent français, comme eux. Pour fêter l'événement, la femme prépara un très bon repas au cours duquel tout le monde fut d'excellente humeur. Dans l'après-midi, on s'en alla tous à Saint-Héand, pour boire, chanter et danser. Cela dura toute la nuit et jusqu'au lever du jour ; la tête lourde, on s'en retourna à la ferme, où l'on nous donna congé toute la journée pour dormir à notre aise.
C'est ce jour-là que nous avons appris que le kaiser avait filé en Hollande. Dès qu'il y a un peu de danger, ce genre de lascar abandonne tout et décampe, tandis que nous autres, nous avions passé quatre ans de misère parmi les morts, pour rien et trois fois rien. Que dit encore le vieux proverbe ? « On prend les petits et on laisse filer les gros »...
On allait tous les dimanches à Saint-Héand. Le matin, allait à la messe. On avait mis tous ensemble de l'argent de côté pour acheter un accordéon à un de nos camarades, Michel Strub, fils d'aubergiste à Obermodern dans le Bas-Rhin, dont il savait jouer à merveille. L'après-midi on se promenait d'auberge en café et on faisait danser les gens comme des fous. Beaucoup de jeunes filles de Saint-Héand qui aimaient bien danser nous suivaient dans notre tournée. On riait beaucoup, notamment lorsqu'on parlait français. Là naissait parfois les situations les plus comiques.
Un jour, la femme du régisseur voulut faire des nouilles. Mais il lui manquait quatre œufs. Elle fit venir mon ami Alfons et lui dit : « Va vite chercher quatre œufs à l'autre ferme, j'en ai besoin pour dîner. » Le brave Alfons, qui était sûr d'avoir compris, partit aussitôt. Le temps passa. Et Alfons ne revenait toujours pas. La fermière me fit alors comprendre que je devais voir où il était passé. Je partis à sa recherche et, à peine étais-je arrivé au ravin qui bordait la propriété que je vis le pauvre garçon s'escrimer avec quatre bœufs qu'il essayait de diriger tant bien que mal. J'appelai la femme du régisseur, qui, en voyant Alfons, faillit mourir de rire. Notre ami eut droit à deux verres de vin et dut bien sûr ramener les quatre bœufs à leur propriétaire. Une autre fois il était à la recherche de ciseaux : «Madame, six sous » demanda-t-il. Madame lui donna six sous, mais Alfons n'en voulut pas, bien sûr. Il arrivait tous les jours de telles histoires et on riait sans cesse. Chacun avait acheté un dictionnaire et apprenait le français avec ardeur. On arriva peu à peu à se faire comprendre. Les Alsaciens qui parlaient bien le français se faisait vite des petites amies, ce qui était d'ailleurs facile, puisqu'il n'y avait plus d'hommes entre dix-sept et quarante-cinq ans et que beaucoup de jeunes filles avaient bien envie d'avoir un bon ami.
Emile Schacherer et moi descendions souvent avec le petit train à Saint-Etienne, où nous rencontrions Pierre Kögler et Joseph Huber, de Fulleren. Nous passions d'agréables dimanches après-midi. Tous les peuples étaient représentés à Saint-Etienne, surtout les Indochinois et les Arabes qui travaillaient dans les usines. Il y avait aussi pas mal de Noirs et d'Américains.
Comme le nouvel an approchait et que nous attendions toujours l'ordre de rentrer chez nous, on décida de rejoindre le camp de Saint-Rambert plutôt que d'attendre éternellement un hypothétique retour à la maison. On décida donc de quitter la ferme. Pour le départ, la femme du gérant nous prépara encore un bon déjeuner et mes camarades firent leurs adieux. Je les laissai partir puis je remerciai les époux et, lorsque je leur tendis la main une dernière fois, tous deux se mirent à pleurer car ils m'aimaient bien.
On se rendit à Saint-Héand après avoir chargé nos valises et nos malles sur la voiture que nous avions commandée et on fit nos adieux à nos amis. C'était apparemment l'usage là-bas que tout le monde s'embrasse en partant, si bien que les embrassades n'en finissaient pas, ce qui était assez fastidieux. On quitta en chantant ces lieux qui nous étaient devenus chers. Toute la population s'était assemblée le long de la rue principale et nous fit fête. Au sortir de la localité, on cria tous trois fois « Vive Saint-Héand ! » et on partit vers Saint-Rambert.
Là-bas, l'accueil ne fut pas très aimable. Mais on accepta de nous recevoir. Le camp était plein de monde : les corridors, toutes les chambres et les salles, l'écurie, les remises, tout était rempli d'Alsaciens et Lorrains.
C'est le 16 janvier au matin qu'on se mit en route pour la gare de Saint-Just. Tout le monde était d'excellente humeur. Trois grands drapeaux français flottaient à la tête de notre troupe et nous suivions en chantant. Pour fermer la marche, il y avait quelques voitures, chargées de caisses et de valises. On fut répartis par compartiments, on monta dans le train… et en avant. Cette fois, Dieu merci, il s'agissait de rentrer à la maison. Le voyage nous mena vers Lyon, Dijon, Lure, Epinal où on arrive à la nuit tombée. On continua en passant par Lunéville. Je regardais sans cesse par la fenêtre. On venait de franchir l'ancienne ligne du front. Un frisson me parcourut en voyant les tranchées enneigées, les barbelés et les abris. J'avais du mal à imaginer que j'avais passé des années dans un tel décor. Près d'Avicourt, on arrive enfin au pays natal. On continua par Sarrebourg où, quatre ans et demi plus tôt, j'avais participé à de durs combats, et puis Saverne, Strasbourg, Colmar. En arrivant à Colmar, tôt le matin, on fut conduits dans des baraques proches d'une caserne d'infanterie où on attendit nos papiers de démobilisation. Le ravitaillement laissait à désirer, mais nous avions tous de l'argent et on pouvait se débrouiller autrement. Nous avions deux permissions de sortie par semaine. Inutile de dire que c'était la fête dans les auberges voisines.
Ceux qui avaient les moyens achetaient des vivres pour les amener au camp. Nous avions la chance d'être affectés dans une salle chauffée en permanence. Nous n'avions aucune corvée à faire, si ce n'était de peler des patates quelques heures par semaine.
On passait le temps à chanter, à faire de la lutte, à raconter notre vie et à faire toutes sortes de blagues. Je rencontrais beaucoup de connaissances du pays, plus de vingt ; comme moi, ils attendaient avec grande impatience le jour du retour. Un jour, je rencontrai Albert Dietsch, de Mertzen. Il venait d'arriver de Salonique et était à plat côté porte-monnaie. Je lui prêtai vingt francs pour le dépanner. Un jour, on nous annonça qu'il y aurait récitation du rosaire à la chapelle dans la soirée ; les catholiques étaient cordialement invités. Je m'y rendis et constatai avec stupéfaction qu'à peine vingt homme parmi les milliers qui se trouvaient au camp étaient venus assister à ce pieux exercice. C'est ainsi que la guerre avait « amélioré » les hommes.
Dominique Richert, Cahiers d'un survivant, traduit de l'allemand par Marc Schublin
Dominique Richert, Cahiers d'un survivant, traduit de l'allemand par Marc Schublin