samedi 10 novembre 2018

Histoire d'un armistice

Dominique Richert, soldat alsacien, a déserté l'armée allemande le 23 juillet 1918. Fait prisonnier par les Français, il est d'abord envoyé dans un camp avant d'être transféré avec d'autres Alsaciens et Mosellans dans une ferme près de Saint-Etienne où il passe les derniers mois de la guerre. Il raconte dans ses carnets rédigés après-guerre l'armistice et les semaines qui l'ont suivi.

Dominique Richert en compagnie d'Annette Stahl après-guerre


 - Début novembre, on apprit que la paix était imminente. Le 10 novembre, on entendit dire qu'il n'y avait plus que deux ou trois jours jusqu'à l'armistice. Le 11 novembre, on travaillait dans la forêt lorsqu'on entendit un bruit de trompette dans la petite ville de La Fugus qui s'étendait en contrebas. De Saint-Etienne nous parvenait le bruit de salves de canon. Les cloches sonnaient ici et là et on entendait claquer des coups de fusil. Des cris montaient de La Fugus : on ne pouvait distinguer s'il s'agissait de rires ou de pleurs. On se dit : «  C'est la paix ! » Les larmes nous vinrent aux yeux. On s'imaginait qu'on allait partir dans les prochains jours. On se rassembla pour crier trois « Vive la France ! » dont l'écho retentit jusque dans les montagnes.


On décida qu'on ne travaillerait plus de la journée et on prit le chemin de la ferme. Nous étions tous heureux que les Français aient gagné la guerre, parce que, si ça avait été les Allemands, l'Alsace serait restée allemande et nous, en tant que déserteurs, n'aurions plus jamais pu rentrer à la maison. Lorsqu'on arrive à la ferme, le gérant et sa femme nous embrassèrent chacun deux fois en nous disant que nous étions à présent français, comme eux. Pour fêter l'événement, la femme prépara un très bon repas au cours duquel tout le monde fut d'excellente humeur. Dans l'après-midi, on s'en alla tous à Saint-Héand, pour boire, chanter et danser. Cela dura toute la nuit et jusqu'au lever du jour ; la tête lourde, on s'en retourna à la ferme, où l'on nous donna congé toute la journée pour dormir à notre aise. 


C'est ce jour-là que nous avons appris que le kaiser avait filé en Hollande. Dès qu'il y a un peu de danger, ce genre de lascar abandonne tout et décampe, tandis que nous autres, nous avions passé quatre ans de misère parmi les morts, pour rien et trois fois rien. Que dit encore le vieux proverbe ? « On prend les petits et on laisse filer les gros »...


On allait tous les dimanches à Saint-Héand. Le matin, allait à la messe. On avait mis tous ensemble de l'argent de côté pour acheter un accordéon à un de nos camarades, Michel Strub, fils d'aubergiste à Obermodern dans le Bas-Rhin, dont il savait jouer à merveille. L'après-midi on se promenait d'auberge en café et on faisait danser les gens comme des fous. Beaucoup de jeunes filles de Saint-Héand qui aimaient bien danser nous suivaient dans notre tournée. On riait beaucoup, notamment lorsqu'on parlait français. Là naissait parfois les situations les plus comiques.


Un jour, la femme du régisseur voulut faire des nouilles. Mais il lui manquait quatre œufs. Elle fit venir mon ami Alfons et lui dit : « Va  vite chercher quatre œufs à l'autre ferme, j'en ai besoin pour dîner. » Le brave Alfons, qui était sûr d'avoir compris, partit aussitôt. Le temps passa. Et Alfons ne revenait toujours pas. La fermière me fit alors comprendre que je devais voir où il était passé. Je partis à sa recherche et, à peine étais-je arrivé au ravin qui bordait la propriété que je vis le pauvre garçon s'escrimer avec quatre bœufs qu'il essayait de diriger tant bien que mal. J'appelai la femme du régisseur, qui, en voyant Alfons, faillit mourir de rire. Notre ami eut droit à deux verres de vin et dut bien sûr ramener les quatre bœufs à leur propriétaire. Une autre fois il était à la recherche de ciseaux : «Madame, six sous » demanda-t-il. Madame lui donna six sous, mais Alfons n'en voulut pas, bien sûr. Il arrivait tous les jours de telles histoires et on riait sans cesse. Chacun avait acheté un dictionnaire et apprenait le français avec ardeur. On arriva peu à peu à se faire comprendre. Les Alsaciens qui parlaient bien le français se faisait vite des petites amies, ce qui était d'ailleurs facile, puisqu'il n'y avait plus d'hommes entre dix-sept et quarante-cinq ans et que beaucoup de jeunes filles avaient bien envie d'avoir un bon ami.


Emile Schacherer et moi descendions souvent avec le petit train à Saint-Etienne, où nous rencontrions Pierre Kögler et Joseph Huber, de Fulleren. Nous passions d'agréables dimanches après-midi. Tous les peuples étaient représentés à Saint-Etienne, surtout les Indochinois et les Arabes qui travaillaient dans les usines. Il y avait aussi pas mal de Noirs et d'Américains.


Comme le nouvel an approchait et que nous attendions toujours l'ordre de rentrer chez nous, on décida de rejoindre le camp de Saint-Rambert plutôt que d'attendre éternellement un hypothétique retour à la maison. On décida donc de quitter la ferme. Pour le départ, la femme du gérant nous prépara encore un bon déjeuner et mes camarades firent leurs adieux. Je les laissai partir puis je remerciai les époux et, lorsque je leur tendis la main une dernière fois, tous deux se mirent à pleurer car ils m'aimaient bien.


On se rendit à Saint-Héand après avoir chargé nos valises et nos malles sur la voiture que nous avions commandée et on fit nos adieux à nos amis. C'était apparemment l'usage là-bas que tout le monde s'embrasse en partant, si bien que les embrassades n'en finissaient pas, ce qui était assez fastidieux. On quitta en chantant ces lieux qui nous étaient devenus chers. Toute la population s'était assemblée le long de la rue principale et nous fit fête. Au sortir de la localité, on cria tous trois fois « Vive Saint-Héand ! » et on partit vers Saint-Rambert.


Là-bas, l'accueil ne fut pas très aimable. Mais on accepta de nous recevoir. Le camp était plein de monde : les corridors, toutes les chambres et les salles, l'écurie, les remises, tout était rempli d'Alsaciens et Lorrains.


C'est le 16 janvier au matin qu'on se mit en route pour la gare de Saint-Just. Tout le monde était d'excellente humeur. Trois grands drapeaux français flottaient à la tête de notre troupe et nous suivions en chantant. Pour fermer la marche, il y avait quelques voitures, chargées de caisses et de valises. On fut répartis par compartiments, on monta dans le train… et en avant. Cette fois, Dieu merci, il s'agissait de rentrer à la maison. Le voyage nous mena vers Lyon, Dijon, Lure, Epinal où on arrive à la nuit tombée. On continua en passant par Lunéville. Je regardais sans cesse par la fenêtre. On venait de franchir l'ancienne ligne du front. Un frisson me parcourut en voyant les tranchées enneigées, les barbelés et les abris. J'avais du mal à imaginer que j'avais passé des années dans un tel décor. Près d'Avicourt, on arrive enfin au pays natal. On continua par Sarrebourg où, quatre ans et demi plus tôt, j'avais participé à de durs combats, et puis Saverne, Strasbourg, Colmar. En arrivant à Colmar, tôt le matin, on fut conduits dans des baraques proches d'une caserne d'infanterie où on attendit nos papiers de démobilisation. Le ravitaillement laissait à désirer, mais nous avions tous de l'argent et on pouvait se débrouiller autrement. Nous avions deux permissions de sortie par semaine. Inutile de dire que c'était la fête dans les auberges voisines.


Ceux qui avaient les moyens achetaient des vivres pour les amener au camp. Nous avions la chance d'être affectés dans une salle chauffée en permanence. Nous n'avions aucune corvée à faire, si ce n'était de peler des patates quelques heures par semaine.


On passait le temps à chanter, à faire de la lutte, à raconter notre vie et à faire toutes sortes de blagues. Je rencontrais beaucoup de connaissances du pays, plus de vingt ; comme moi, ils attendaient avec grande impatience le jour du retour. Un jour, je rencontrai Albert Dietsch, de Mertzen. Il venait d'arriver de Salonique et était à plat côté porte-monnaie. Je lui prêtai vingt francs pour le dépanner. Un jour, on nous annonça qu'il y aurait récitation du rosaire à la chapelle dans la soirée ; les catholiques étaient cordialement invités. Je m'y rendis et constatai avec stupéfaction qu'à peine vingt homme parmi les milliers qui se trouvaient au camp étaient venus assister à ce pieux exercice. C'est ainsi que la guerre avait « amélioré » les hommes.

Dominique Richert, Cahiers d'un survivant, traduit de l'allemand par Marc Schublin

dimanche 4 novembre 2018

La Nouvelle-Calédonie ou le défi de l'autochtonie

Le premier référendum sur l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie vient d'être clos. Il laisse voir un résultat bien plus équilibré que ce que laissaient entendre les projections publiées dans les semaines qui l'ont précédé. Avec 57% des votants se prononçant contre l'indépendance et 43% en sa faveur, les deux camps ont trouvé dans ce référendum des éléments de légitimation qui ne risquent pas d'annuler le rapport de force qui anime la scène politique de l'archipel depuis 40 ans. Le premier enseignement est sûrement qu'avec 80% de participation, la Nouvelle-Calédonie est parvenue à s'unir autour d'une procédure légale et démocratique conforme aux principes de respect mutuel et d'apaisement qui ont régi les accords de Nouméa et de Matignon. Cette caractéristique est également le signal que la société néo-calédonienne se compose d'une façon bien plus complexe et entremêlée que la dichotomie radicale caldoche (européens néo-calédoniens)/kanak (mélanésiens néo-calédoniens) à laquelle elle est souvent réduite. C'est le but de cet article que d'aller au-delà de la lecture coloniale, si ce n'est raciale, qui occulte le rapprochement entre les camps.

Le rapprochement des forces en présence : autonomie souveraine et indépendance partenariale


Depuis les accords de Matignon, la position française sur la Nouvelle-Calédonie a opéré une révolution remarquable en assimilant les revendications de la population mélanésienne. Ce rapprochement se révèle en 1998, lors des accords de Nouméa. Un statut territorial particulier à la Nouvelle-Calédonie est constitutionalisé dans un nouveau titre XIII de la Constitution du 4 octobre 1958, fait remarquable pour un territoire de la République une et indivisible. L'archipel jouit d'une autonomie politique et territoriale inédite ; une assemblée territoriale est créée qui édicte des normes de nature quasi-législatives dites lois du pays régissant l'ordre intérieur de l'archipel. Un président gouverne l'archipel, il est le chef de l'administration décentralisée. Les indépendantistes reçoivent des gages territoriaux : trois provinces, dotées de leur propre assemblée sont créées, dont deux leur échoient du fait des répartitions démographiques. Ainsi, le nord de Grande-Terre, la Province Nord, majoritairement peuplé par les kanaks, dispose de ses propres organes délibératifs et exécutifs décentralisés. L'étendue des lois du pays permet de caractériser l'ambition de la dévolution. Elles permettent de régler les affaires de l'administration mais édictent également les règles tenant à l'exploitation des hydrocarbures et des ressources minières. Elles règlent le droit coutumier civil, les palabres et définissent le régime de la propriété. Ces éléments montrent que ce choix de l'Etat français correspond bien davantage à une nouvelle stratégie (si ce n'est un laboratoire) de gestion ultramarine qu'à une concession contingente. La Nouvelle-Calédonie amorce sans doute la chemin que pourraient prendre d'autres territoires ultramarins éloignés de la Métropole. La position française est donc de progresser dans la définition de l'autonomie néo-calédonienne. Elle tient compte de la question fondamentale du sol, enjeu central des revendications de la dignité kanak. Qu'il s'agisse de l'exploitation minière, de l'édiction de règles foncières protectrices, de la possibilité de suivre un droit civil coutumier au sein du cadre civil républicain, les notions de limites et d'appropriation matérielles et immatérielles sont au cœur de la dialectique entre l'héritage colonial, la culture aborigène et le débat de l'appartenance nationale.

Face à la position française, la position indépendantiste a évolué ces trente dernières années et a tenu compte elle aussi de l'instance d'apaisement. Une mention doit être faite des origines de l'idéologie partisane qui anime le mouvement indépendantiste. Au-delà de l'appel populaire à recouvrer une dignité personnelle, économique et sociale, un substrat marxiste et indigéniste traverse les partis. Tant l'Union calédonienne, le Parti de libération kanak ou le Front indépendantiste en tirent leur genèse. Dès lors deux plans se présentent. Le premier tient à l'interprétation des difficultés du peuple kanak par une lecture de la lutte des classes. Cette lecture tend à renforcer la vision patrimoniale des sols et met l'accent sur l'exploitation du prolétariat kanak par la bourgeoisie caldoche. Le second plan d'ordre indigéniste vise à valoriser la culture dite mélanésienne. En 1978, Jean-Marie Tjibaou, qui fondera le Front indépendantiste, organise l'événement Mélanésia 2000 qui promeut les héritages mélanésiens. Cet événement précède de quelques mois les premiers soulèvements indépendantistes. En ce sens, la revendication kanak est largement liée au socialisme mélanésien promu dans les années 1970 par le président des Vanuatu Walter Lini dans la marche vers l'indépendance de son pays. Cette idéologie lie, dans une synthèse classique des mouvements décoloniaux, la réflexion marxiste à l'édification d'une culture indigène justifiant l'existence d'une nation. Cette culture dite indigène n'est pas pour autant  décoloniale puisqu'elle fait sienne l'héritage colonial. Jean-Marie Tjibaou, ancien prêtre catholique, tout comme Walter Lini, ancien pasteur anglican, considèrent tous deux que la religion chrétienne, amenée par les missions coloniales, est intrinsèque à la culture mélanésienne. La référence à la Mélanésie elle-même renvoie à l'anthropologie de Dumont d'Urville et ne correspond pas à une réalité pré-coloniale. L'idée même de nation enfin correspond à un idéal politique qui n'a aucun rapport avec la réalité clanique de l'archipel avant la pénétration européenne. En ce sens, toute appréciation des revendications kanak doit prendre en compte ce fait que l'indigénisme, s'il est anti-colonial, n'est pas décolonial, et qu'il se lie à la construction d'un prolétariat qui est en même temps une nation.

Mention faite de ces précisions, il faut reconnaître que la position indépendantiste, représentée par l'Union indépendantiste, est traversée de tiraillements, entre les tenants d'une ligne orthodoxe et ceux qui, comme le Parti de libération kanak, convoquent  une vision bien plus inclusive du devenir de l'archipel depuis les accords de Nouméa et la reconnaissance de l'autonomie néo-calédonienne. Le nationalisme kanak, pour reprendre le titre de l'article publié dans le journal La Croix du 29 novembre 2017, comporte aussi une mouvance prônant un nationalisme néo-calédonien. La position du Palika est sûrement minoritaire au sein du camp indépendantiste mais elle traduit la prise en compte par les indépendantistes du fait que la Nouvelle-Calédonie n'est pas seulement kanak. Elle est le pendant de la stratégie du parti loyaliste modéré dirigé par Philippe Gomès. Les deux partis tentent de dépasser les clivages en faisant se rapprocher les camps qu'ils représentent grâce à ce prisme néo-calédonien inclusif. Tant sur le plan autonomiste que sur le plan nationaliste néo-calédonien existent la reconnaissance d'une spécificité néo-calédonienne sur laquelle il est possible de bâtir un commun durable. Ce rapprochement répond aussi à un relatif consensus autour du rapport à la Métropole. Tant dans le camp indépendantiste que, de surcroît, dans le camp autonomiste le lien à la Métropole est reconnu. Il subsisterait en cas d'indépendance sous la forme d'une dévolution progressive et d'un partenariat privilégié sine die. Daniel Goa, président de l'Union calédonienne, tenant de la ligne la plus dure, la plus hostile au compromis avec l'Etat français et la plus réticente à la transigeance avec le principe d'indépendance, reconnait le 27 mars 2016 à la chaîne La 1ère de France Info que la culture française fait partie de la culture néo-calédonienne, que l'indépendance signifierait la négociation avec la France d'accords de coopération bilatérale et que les caldoches pourraient demander la nationalité néo-calédonienne.

Ce que dit le référendum : la nécessité d'inventer un commun néo-calédonien

Ce rapprochement entre les camps autonomiste et indépendantiste est de bon augure pour la poursuite d'une réflexion respectueuse et pacifique. Il traduit aussi la réalité d'une autochtonie néo-calédonienne composite qui dépasse le clivage kanak/caldoche. Elle se manifeste par le fait qu'aucune des populations ni européenne ni kanak ne représente une majorité absolue de la population totale. Ce fait démographique a des répercussions politiques qui sont mises en relief par le résultat du référendum. Rappelons la question qui fut posée le 4 novembre : Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? A Nouméa, capitale de l'archipel, le non à l'indépendance représente 80% des suffrages exprimés. La population européenne n'y représente pourtant que 40% du total de la population. A supposer que tous les descendants d'Européens aient voté non, cela signifierait que 40% d'une population non européenne ont également voté non. On sait par exemple que les Wallisiens et Futuniens, pourtant mélanésiens sur le plan de la géographie coloniale et nationaliste kanak, sont plutôt défavorables à l'indépendance. On sait également que les descendants des travailleurs asiatiques et des déportés algériens sont défavorables à l'indépendance. Ces populations connaissent pourtant des discriminations et portent le poids du passé colonial au même titre que les kanaks. Ceux-ci représentent d'ailleurs 25% de la population de la capitale. A supposer que les 20% de suffrages exprimés en faveur de l'indépendance soient le fait des seuls kanak, cela signifierait qu'une partie d'entre eux ont voté contre. 

L'absence de consensus kanak se retrouve dans les plus forts bastions indépendantistes. Il est clair que les kanaks du Nord, réglés par le droit coutumier et ayant élu des chefs indépendantistes, sont de manière majoritaires favorables à l'indépendance. Les scores en faveur de l'indépendance y correspondent à la proportion de kanak (entre 70 et 90%). La situation semble différente dans les îles même quand elles sont régies par le droit coutumier. C'est le cas de l'Île-des-Pins, localisée au sud de Grande Terre, elle est composée à 90% de kanak qui ont voté à 67% pour l'indépendance. Si tous les kanak ne sont pas favorables à l'indépendance, tous les non-kanak ne sont pas favorables au maintien dans la République. Le oui recueille 45% des suffrages exprimés au niveau de l'archipel alors que les kanak représentent 40% de la population totale de l'archipel. Etant donné que tous les kanak n'ont pas voté pour l'indépendance, cela signifie qu'environ 15% de non-kanak ont voté pour elle. C'est peut-être à ce niveau que se situe la surprise du scrutin. 

C'est la thèse de cet article de soutenir que l'adhésion à l'indépendance formulée par des personnes qui ne sont pas reconnues comme indigènes démontre le glissement d'un nationalisme kanak à un nationalisme néo-calédonien plus inclusif. On connait l'aura que représente dans l'archipel la figure d'André Dang, entrepreneur d'origine vietnamienne, ami de Jean-Marie Tjibaou. Plus qu'aucun autre il a matérialisé les revendications politiques des indépendantistes sur le plan de l'économie en créant la mine de Koniambo achetée au grand propriétaire caldoche Jacques Lafleur et qui est devenue l'une des plus grandes mines du monde. Avant les accords de Nouméa, il a ainsi participé à néo-calédoniser une partie de l'exploitation du nickel dont on sait à quel point il représente un symbole de l'oppression économique par la bourgeoisie caldoche. Seulement, cette oppression ne s'est pas seulement exercée sur les kanak et sûrement ce choix d'André Dang est-il motivé par le fait que son propre père est mort au Koniambo. En fondant la mine de Koniambo, il redonne donc la maîtrise de son sol aux Néo-Calédoniens dans leur ensemble et pas seulement aux kanak même si ceux-ci contrôlent et gèrent l'entreprise. 

Pour une France néo-calédonienne

Le sentiment d'appartenance à une identité néo-calédonienne façonnée par le passé colonial, par l'îléité, par le rapport au sol et à la terre (bien davantage qu'à la mer) n'est pas exclusive aux populations kanak. Il traduit une autochtonie qui doit s'émanciper du seul indigénisme kanak et laisser s'exprimer différentes mémoires des immigrations européenne, asiatique et africaine. Pour l'observateur des antipodes c'est là une volonté affichée par les deux camps qui s'affrontent au référendum. Il semble qu'une voie médiane dessine le choix entre d'un côté une autonomie souveraine et de l'autre une indépendance partenariale. C'est cette médiété qui permettra de rendre justice aux intérêts des populations allogènes nées sur l'archipel, souvent déracinées de leurs origines ancestrales, mélangées parfois et toujours attachées à la terre qui les a vu naître. La Nouvelle-Calédonie a relevé le défi de l'horreur. Qu'elle choisisse ou non de rester dans le giron de la République française, elle doit relever le défi de la paix des mémoires. Celles-ci ne doivent pas être concurrentes mais concourir à former un substrat commun, compatible d'ailleurs avec l'histoire d'une République qui a su les accepter et qui doit revenir sur ses fautes. La paix se trouve entre les mains des indépendantistes et des loyalistes qui doivent reconnaître les appartenances multiples de l'archipel. 

Nous autres métropolitains avons enfin une responsabilité, celle de considérer que l'histoire de la Nouvelle-Calédonie malgré son éloignement n'est pas l'histoire d'un antipode dont il faudrait se désintéresser ou qu'il s'agirait d'abandonner à sa destinée au nom d'un réflexe anticolonial aveugle aux phénomènes visibles du territoire, elle est l'histoire même de la France, que le Caillou fut français avant Nice et Menton, qu'il porte l'héritage du bagne, qu'il est une mémoire des luttes pour les libertés qui ont secoué la Métropole et l'Empire, que la culture originale qui s'y est développée est une culture de la France tout autant que la culture française l'a imprégné. C'est à nous de nous rappeler que l'histoire de la France est celle d'un dialogisme qui ne s'arrête pas à une quelconque définition arrêtée de la nation autochtone, à quelque échelle territoriale qu'on la considère, mais au contraire à la rencontre de différences, au mélange, à l'évolution constante dans le giron cependant pérenne d'une République qui n'est vraie que quand elle rime avec paix, respect et dignité et qui s'honore quand elle se reconnait dans ses antipodes.